Bibliothèque | Chapron, Emmanuelle

Bibliothèque 173 publiques à la fin du xviii e siècle. Par certains traits (la superposition des pré- occupations religieuses, patrimoniales et micropatriotiques des fondateurs, la restriction du public, de facto , à une élite savante, la mise en place d’un modèle architectural qui perdure jusqu’au milieu du xix e siècle), ces bibliothèques peuvent faire penser à leurs contemporaines occidentales. Mais elles se développent sur le fond d’un analphabétisme sans commune mesure (1 % des Ottomans musul- mans savent lire vers 1800) et dans un monde où l’imprimé reste rare jusqu’au dernier tiers du xix e siècle. De fait, la plus importante bibliothèque publique d’Istanbul compte moins de 3 000 manuscrits en turc, arabe et persan. La bibliothèque méditerranéenne à la forge des identités collectives Au xix e siècle, la poussée de l’idée nationale se traduit par l’investissement des bibliothèques comme lieu identitaire. Dans la Grèce de la fin du xviii e siècle, les difficultés croissantes de l’Empire ottoman, la montée en puissance de la bourgeoisie négociante et les voyages d’étude de sa jeunesse en Occident favo- risent la création de bibliothèques. C’est d’Amsterdam que le négociant Ioannis Pringos fait expédier, en 1763, 8 000 volumes pour en fonder une dans son vil- lage d’origine, car « la lecture ouvre les yeux du lecteur et fait de lui un homme conscient ». Dans ce contexte, la bibliothèque peut bien apparaître comme le fruit d’un programme ambigu d’occidentalisation du monde ottoman. Ce serait oublier que c’est aussi un élément de l’héritage grec classique, dont le réinvestis- sement est capital dans le processus d’identification nationale grecque. Dans la frange méditerranéenne de l’Empire austro-hongrois, c’est autour de la fondation de « bibliothèques centrales » que se cristallisent les aspirations natio- nales. On sait combien, dans les pays occidentaux et à Vienne en particulier, les évolutions des bibliothèques d’État ont constitué un miroir des paradigmes poli- tiques dominants, de l’absolutisme princier à la politique des Lumières, à celle de la démocratie et des nationalités (Barbier, 2005). En Croatie, les années 1850‑1870 sont ainsi marquées par le projet de réunir plusieurs fonds de livres en une unique institution. C’est dans l’enceinte de la nouvelle université de Zagreb que se met en place une bibliothèque dotée des fonctions propres à une biblio- thèque nationale, sur le modèle viennois : institution du dépôt légal en 1875, politique d’acquisition exhaustive de manuscrits et livres en langues slaves, consti- tution d’outils bibliographiques ad hoc, ouverture vers un large réseau d’utili- sateurs qui préfigure « un espace national du livre ». Dans les premières années du xx e siècle, c’est la construction d’une identité collective croate, au détriment

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