Bibliothèque | Chapron, Emmanuelle

Bibliothèque 172 L’Europe de Gutenberg et l’Empire manuscrit : de l’humanisme à l’âge des révolutions C’est dans une autre zone frontalière, l’Italie, qu’apparaissent à cette époque de nouveaux modèles bibliothécaires appelés à circuler dans toute l’Europe : la bibliothèque humaniste, celle des cours princières, la bibliothèque armée de la Contre-Réforme. Toutes puisent, d’une certaine manière, à un imaginaire de la bibliothèque antique qu’elles réactivent différentiellement. Comme le sou- ligne Armando Petrucci, les bibliothèques italiennes du xv e siècle sont hantées par le fantôme des grandes bibliothèques de l’Antiquité. D’Alexandrie ou de la plus tardive Césarée, elles reprennent le fil de la bibliothèque comme centre de critique textuelle, dépôt de textes épurés et corrigés. De Sénèque, celui d’une bibliothèque resserrée sur un canon de textes chéris. Ainsi, même placée « in communem utili- tatem » , la bibliothèque publique des humanistes est l’instrument de travail choisi d’une élite savante. Dans les premières années du xvii e siècle, les nouvelles biblio- thèques Ambrosienne (à Milan) et Angelica (à Rome) manifestent l’écart entre le projet des humanistes et celui de la Contre-Réforme. Considérées comme les pre- mières bibliothèques publiques « modernes », à l’instar de la Bodléienne d’Oxford, elles reflètent l’ambition des élites ecclésiastiques de façonner un instrument intel- lectuel à l’usage de la reconquête religieuse. C’est aussi l’époque où la Vaticane se couvre de fresques vantant les mérites des fondateurs de bibliothèques, Esdras et Darius en tête (1588), et où la congrégation romaine de la Propagation de la foi (1622) se dote d’une imprimerie pourvue de caractères en 48 langues différentes. Il faut souligner combien l’imaginaire de la bibliothèque d’Alexandrie que l’on voit ici mobilisé par la Contre-Réforme a pu être, au même moment, utilisé de façon contraire. En 1602, l’opuscule De bibliothecis de l’antiquaire Juste Lipse (1547‑1606), fruit d’une recherche érudite sur les bibliothèques antiques, pro- meut l’idéal irénique d’une bibliothèque conçue comme lieu de recherches sans orientation religieuse, « institution d’une neutralité optimiste face aux divisions confessionnelles et culturelles de l’Europe » (Nelles, 1996, p. 228). Si les fresques vaticanes font d’Alexandrie le berceau de la traduction de la Bible des Septante, comment ne pas penser la destruction de la même bibliothèque par l’empereur chrétien Théodose, au iv e siècle, comme un exemple particulièrement édifiant des conséquences de l’intolérance religieuse ? Le modèle de la bibliothèque publique n’est pas, à l’époque moderne, une réalité purement occidentale. Si l’Empire ottoman ne connaît, longtemps, que les bibliothèques vakif des mosquées et les collections de prestige des sultans, l’ouverture en 1678 de la bibliothèque publique Köprülü constitue une moder- nité bibliothéconomique rapidement imitée : Istanbul compte 35 bibliothèques

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