Bibliothèque | Chapron, Emmanuelle

Bibliothèque 171 alexandrin. À Bagdad, le calife al-Ma’mûn (813‑833) n’a-t‑il pas été inspiré en rêve par Aristote lui-même ? Espace de vie et de travail des savants pensionnés par le pouvoir, sa bibliothèque est un immense laboratoire textuel, où sont tra- duits en arabe les manuscrits persans, indiens, grecs surtout. Des copies en par- viennent jusqu’aux bibliothèques d’al-Andalus, Cordoue, Tolède, Séville, d’où les chassera quelques siècles plus tard la Reconquista, en un mouvement de retour vers les rives sud de la Méditerranée. À l’instigation des élites sociales, un tour de force juridique favorise à partir du ix e siècle la pérennisation de ces collec- tions dans le monde musulman : c’est la possibilité d’en faire l’objet d’un waqf (fondation pieuse), c’est-à-dire de les rendre inaliénables, dispositif originelle- ment réservé aux biens immeubles. Les Maisons de la science (Dâr al-‘ilm) fon- dées par les lettrés et les princes chiites du x e siècle s’installent alors au cœur de l’espace public de la cité, ouvertes à qui veut lire, copier ou admirer les manus- crits. Accompagnant le déclin de l’autorité califale, la multiplication des dynas- ties autonomes et la concurrence du mécénat entraînent la création de nouveaux foyers culturels. Le Caire, capitale des Fatimides fondée en 969, en est l’un des plus brillants : une somptueuse bibliothèque, ornée de tapis et de milliers de manuscrits calligraphiés, y est ouverte en 1005 par le calife al-Hâkim. Le milieu du xi e siècle marque pourtant un tournant : épuisées par les rivalités dynastiques, épurées par l’orthodoxie triomphante, ravagées par les Berbères (à Cordoue en 1012), les croisés (à Tripoli en 1109) ou Saladin (au Caire en 1172), beau- coup de bibliothèques connaissent alors d’importantes destructions. À cette époque, les livres migrent vers les écoles (madrasa, medersa) . Dans ce cadre, « les bibliothèques allaient devenir de plus en plus des outils de conservation , au sens matériel et idéologique du terme » (Géal, 2006, p. 35). À cheval entre monde musulman et Chrétienté latine, l’Espagne en éclaire les écarts et les rencontres. Non que les bibliothèques monastiques de Ripoll ou de Silos aient beaucoup à voir avec l’exubérance des collections cordouanes. Le plus important est que s’opère alors, des unes aux autres, un vaste transfert de la mémoire des textes antiques, grâce à des relais comme l’école des traducteurs de Tolède. Peut-on imaginer que glisse, avec cette mémoire textuelle, tout un imaginaire de la bibliothèque, celui de la culture urbaine et du mécénat poli- tique, dont les bibliothèques princières qui se développent en Europe à partir du xv e siècle auraient pu se ressouvenir ? Ainsi, c’est d’Espagne – plus précisément, de la bibliothèque fondée en 1584 par Philippe II au monastère de l’Escorial – que provient l’innovation bibliothéconomique majeure de l’époque : celle qui consiste à ranger les livres dans des armoires murales, et non plus dans des pupitres alignés sur deux rangs comme des bancs d’église. François Géal sou- ligne, à juste titre, qu’il s’agit là de l’agencement spatial le plus courant dans les bibliothèques de l’Islam.

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