Anis | Kazan, Rudyard

Anis 88 des chroniqueurs contre les mœurs du temps […] nous autorisent à penser que dans la pratique des choses, la consommation d’alcool était beaucoup plus répandue que ne le désiraient les docteurs » (Abdel Nour, 1982, p. 222‑223). Corroborant cette dernière idée, Henri Harris Jessup, missionnaire protes- tant en mission au Liban durant la seconde moitié du xix e siècle, affirme que la population chrétienne consomme de l’alcool et est en train de transmettre ce vice aux musulmans. Alors que l’ivresse était limitée aux chrétiens, il dit que les gens issus des classes pauvres, aussi bien les musulmans que les chrétiens, buvaient désormais de l’arak, eau-de-vie toxique selon lui et qui serait respon- sable de plus des trois quarts des crimes dans l’Empire ottoman (Jessup, 1910, p. 120). Il ajoute que, s’il est vrai que le débarquement français de 1860 parvint à restaurer l’ordre et mettre un terme aux massacres des chrétiens, il n’en demeure pas moins qu’il était par ailleurs néfaste pour la Syrie, car il entraîna l’ouver- ture à Beyrouth de plus de 50 tripots introduisant ainsi l’ivresse dans le pays, vice jusqu’alors inconnu ( ibid. , p. 234). Au tournant du xx e siècle, 120 débits de boissons furent autorisés mais ils devaient être loin des mosquées et des gen- darmeries (Hansen, 2002, p. 202). Jessup écrit également que les musulmans, aussi bien les fonctionnaires que les officiers militaires turcs, ainsi que les arti- sans et les marins, buvaient autant que les Grecs ioniens et les sectes chrétiennes autochtones ( ibid ., p. 330‑331). L’écrivain Girgi Zeidan, né à Beyrouth en 1861, évoque dans son autobiographie les us et coutumes des fiers-à-bras (qabadaye) auxquels la population vouait à la fois crainte et admiration. Ils étaient des buveurs invétérés d’arak (que les Beyrouthins buvaient avant le repas) et de vin (bu durant les repas) ; lorsqu’ils mangeaient par groupes de trois ou de quatre, ils buvaient trois à quatre demi-bouteilles (ou un demi-litre) de vin (ou d’arak puisque le terme khamr qu’il emploie pourrait vou- loir dire alcool) durant les repas (Zeidan, 1968, p. 26). Il est à noter que Beyrouth était la seule ville du Levant (du moins la première) où il y avait des meneurs de rue chrétiens ( kabaday au Liban, équivalent de futuwwa au Caire, décrit admira- blement par Naguib Mahfouz dans Les Fils de la médina ( Awlâd hâratinâ , 1959). Même en l’absence de toute étude sur le sujet, on peut dire que la consom- mation des boissons alcoolisées en général et de l’arak en particulier constitue d’autant plus une affirmation de l’identité chez le chrétien libanais d’aujourd’hui (boycottage des supermarchés qui ne vendent pas de l’alcool, mise en valeur du patriotisme dans les publicités d’arak, etc.) que l’islamisme est en train de pro- gresser dans le pays au niveau tant politique que social (habillement, alimenta- tion, etc.). Cet islamisme provoque la peur chez certains buveurs musulmans qui évitent de plus en plus la consommation de l’alcool en public. Le bon arak (ainsi que le raki et le tsípouro) se fait à partir d’un alcool de rai- sin distillé de manière traditionnelle dans un alambic simple à deux chauffes ou

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