Introduction

Introduction 14 la force des notions renvoyant à des entités territoriales plus soudées, où l’his- toire et la géographie ont été mobilisées et orientées pour forger les symboles d’une commune appartenance, d’une communauté imaginée, pour reprendre la formule de Benedict Anderson. On pense naturellement aux États-nations que l’histoire des xix e et xx e siècles a sécrétés. Mais également à la notion d’Europe, dont l’assise repose sur un vaste processus d’élaboration symbolique et politique étalé dans le temps. Par ailleurs, le concept de Méditerranée n’a pas non plus la coloration appa- remment (et faussement) neutre, technique, qui assure une vie plus facile à des concepts comme ceux de Moyen-Orient et de Proche-Orient. Ces derniers sont des élaborations assez récentes, intimement liées à la réflexion straté- gique des grandes puissances entre le xix e et le xx e siècle (France, Royaume-­ Uni, États-Unis). À plusieurs égards, la Méditerranée occupe une position intermédiaire entre l’Europe, d’un côté, et le Moyen-Orient et le Proche-­ Orient de l’autre, d’un point de vue que l’on pourrait définir non seule- ment de géographique et de politique mais également d’épistémologique. Comme le concept d’Europe, celui de Méditerranée a une profondeur histo- rique et une autonomie qui l’inscrivent dans la longue durée ; mais contrai- rement au premier, il est dépourvu de cohérence et de légitimité. Ceci en fait un concept vulnérable, qui se prête parfaitement à la controverse, bien plus que des concepts éminemment colonialistes comme ceux de Moyen-Orient et de Proche-Orient, bien plus aseptiques, et qui n’aspirent guère à des titres de noblesse historique. Ni l’État-nation ni des entités comme l’Europe ou le Moyen-Orient ne sont plus naturels et neutres que la Méditerranée. Le pro- blème avec la Méditerranée est que cette notion est controversée et suscite des passions opposées. La question à poser concerne donc son utilité heuris- tique plutôt que sa virginité idéologique. Malgré toutes les limites que l’on peut lui imputer, le cadre comparatif médi- terranéen garde à notre avis une grande pertinence. Sa dimension liquide, pour ainsi dire, constitue toujours un pari épistémologique. En d’autres termes, partir de la mer, pour saisir des dynamiques régionales plus amples, permet d’échapper à l’emprise des logiques étatiques, qui ont été et sont éminemment « terriennes » et continentales. Assumer la Méditerranée comme cadre de comparaison régio- nale peut consentir d’esquiver les pièges de l’eurocentrisme et de l’arabocentrisme, de construire des passerelles analytiques au-delà des frontières de religion et de civilisation, de saisir des mouvements, des influences et des circulations qui res- teraient invisibles en adoptant d’autres focales. Les études sur la Méditerranée, in primis celle de Braudel, ont inspiré d’autres thalassologies (en Atlantique ou bien en Pacifique) qui montrent à leur tour les avantages d’un tel renversement du regard. Dans plusieurs disciplines, les études méditerranéennes sont elles

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